La critique de Lévinas
L’universalité de la pensée magique
413, Atelier chapelle, 11 01 2004
La chapelle est le lieu de rencontre dans l’amour. Dieu est amour pour Simonne et religion veut alors dire relation dans l’amour. Elle construit une chapelle où partager. Les pierres sont les archétypes de la pensée. En donnant à son corps la forme d’une chapelle avec un clocher, un large portail, une girouette et une cloche la question est posée : quelle relation existe-t-il entre les institutions et la personne individuelle son engagement, sa substance ? La substance au sens des actes qui constituent sa personne morale. L’individu ne peut vivre en idéaliste solitaire. « Accompagnent mon chemin A sa mission de demain. Au siège du centre social, Réunis en assemblée spéciale […] L’estampe religieuse Qui en l’inconscient sommeil. Au présent ma vie s’éveille.. De l’avoir longuement œuvré, Ma bâtisse est achevée. Mon atelier-chapelle Prend corps au réel »[1].
Simonne Roumeur est claire et directe « l’estampe religieuse » est l’image mentale de la relation sociale. La question est posée de la relation entre l’individu et l’institution et de l’importance d’un respect mutuel.
Dans le Glossaire (n°185) sont présentés ce que l’artiste appelle ses « symboles individuels et universels ». On trouve entre autre l’abeille qu’elle nomme « être de feu » et qui symbolise le rapport entre le collectif et l’individuel. L’abeille est présente dans beaucoup de ses œuvres. Le monde des symboles est celui de l’imaginal un monde intermédiaire des images mentales issu de l’imagination et de la rationalisation dans la démarche de prise de conscience des relations avec les autres ou avec l’Autre. La relation alchimique se réalise au travers de l’oiseau, l’abeille, l’arbre, le soleil…
L’œuvre de Simonne Roumeur doit pouvoir démontrer l’universalité du concept d’imaginal. Le matérialisme magique serait une forme de l’imaginal. L’imaginal est le moyen heuristique de la transmission des connaissances psychologiques et les rend accessibles et utiles à tous. Se connaître soi-même et connaître l’autre est une richesse qui n’est pas réservée mais ouvre sur les possibles de la liberté. Le travail de Simonne Roumeur porte sur ses relations aux autres. C’est pourquoi ses brouillons que l’on pourrait qualifier de journal de ses rêves, comportent des pages intéressantes mais leur origine dans les joies et les difficultés des liens relationnels ne permet pas leur publication. L’auteur y fait référence à des personnes précises en donnant leur nom. L’imaginal est le moyen pour Simonne Roumeur d’objectiver ses rêves. Les archétypes auxquels elle a recours permettent à la pensée de chacun de vivre librement dans les images mentales de ses rêves. Le thème de l’universalité apparait dans Le temps et l’autre d’Emmanuel Levinas : « Le solipsisme[2]n’est ni une aberration, ni un sophisme : c’est la structure même de la raison. Non point en raison du caractère subjectif des sensations qu’elle combine, mais en raison de l’universalité de la connaissance, c’est-à-dire de l’illimité de la lumière et de l’impossibilité pour aucune chose d’être en dehors. »[3]
La connaissance et la sagesse, l’amour sont comme la lumière, ils se partagent sans s’amoindrir. Mais la raison, instrument de la prise de conscience, est subjective. La subjectivité dépend de la personne. Elle est liée à la substance, hypostase lumineuse chez E. Levinas, de la personne. Mais ce serait une erreur de tomber dans un subjectivisme idéaliste. « Le retournement possible de l’objectivité en subjectivité est le thème même de l’idéalisme qui est une philosophie de la raison. L’objectivité de la lumière, c’est la subjectivité elle-même. Tout objet peut-être dit en termes de conscience, c'est-à-dire mis en lumière. »[4]Emmanuel Levinas après avoir si clairement repoussé la subjectivité dans l’idéalisme offre une réflexion autour de la mort. La mort en effet est une constante universelle. Nous vivons tous avec la mort force centripète qui assure les jaillissements de la vie. Emmanuel Levinas passe très près d’une intuition sur l’universel qui à mon sens aurait été plus courageuse. Son pessimisme sur l’homme lui fait dire : « Ne peut-on pas résoudre ainsi une contradiction dont toute la philosophie contemporaine constitue le jeu ? L’espoir d’une société meilleure et le désespoir de la solitude, fondés tous les deux sur des expériences qui se prétendent évidentes, apparaissent dans un antagonisme insurmontable. Entre l’expérience de la solitude et l’expérience sociale il n’y a pas seulement opposition, mais antinomie. »[5]
Justement la solution est de refuser le pessimisme et le fatalisme qui opposent conscience collective et conscience morale avec les consciences individuelles. Ce pessimisme est issu des exemples et d’expériences qui montrent le manque d’amour et le mépris de l’autre dans les comportements humains. Le mot conscience est à prendre au sens de substance ou hypostase pour reprendre un mot d’Emmanuel Levinas et lutter contre sa philosophie de la solitude. Car la personne ne se réduit pas à l’individu ni à la personne morale, ni à la personne physique. La relation est ce qui constitue la personne morale donc en aucune façon la personne morale ne s’oppose à l’individu. Si S. Freud avait pu vivre son identité juive librement, il aurait pu plus facilement imposer la part universelle de la psychologie et la psychanalyse sans pour autant nier sa personne morale individuelle et celle de la synagogue. Il y est revenu, dans la phase ultime des persécutions, car la nécessité était trop grande face à son souci professionnel. La personne morale collective de Sigmund Freud est une part de l’individu S. Freud. La notion de père dans la pensée juive, par exemple, est très présente dans la psychanalyse. L’erreur d’opposer individu et personne morale collective est extrêmement grave car elle remet en cause le fonctionnement des institutions. S’il n’y a pas un dialogue équilibré entre la personne morale collective, l’individu, sa personne physique et sa personne morale, l’institution n’existe pas. En psychologie, pour préserver la personne morale individuelle, l’inconscient constitue une barrière que les médecins nomment barrière critique ou censure de l’inconscient[6]. L’inconscient va emmagasiner des informations, des images, des odeurs qui ne passeront pas dans le subconscient et dans le conscient. Ces mécanismes existent depuis longtemps dans la société et les personnes morales de la société, les entreprises, les institutions comme les églises. Même si la censure qu’exercent les personnes morales collectives ne sont pas réellement comparables avec celles de l’individu, il existe de analogies. La dimension symbolique de l’art permet à la société de dépasser certains blocages. L’Art est analogiquement le préconscient de la personne morale collective.
Henry Corbin[7]a pris la peine d’inventer le mot imaginal pour orienter les textes et l’interprétation des textes, l’herméneutique, les différents angles de lecture d’un texte et la sagesse qui peut s’en dégager. Pour mettre en place ce concept, Henry Corbin s’est inspiré de la démarche poétique et de l’enseignement de Sohravardi. Le discours amoureux, comme le chant des oiseaux, ouvrent les portes d’un ciel, celui de l’aimé comme le fiancé ou celui de la prière tourné vers l’Amour. Prendre le temps de regarder les images mentales d’un texte et de vivre dans le lieu qu’elles offrent constitue un acte de partage des idées, un moyen de rencontre, de relation dans le respect des silences, ombres des multiplicités de chacun.
L’imaginal est un objet nécessaire à la réflexion, une heuristique, un moyen d’accéder à la sagesse. Les formes de la rhétorique qu’il prend métaphores, paraboles, symboles, allégories permettent à chacun de vivre dans ses plis d’artiste et de poète. La langue arabe n’a pas d’usage du verbe être pour décrire l’existence. Les choses sont considérées dans leur devenir. Cette langue se prête donc à la saisie du vivant par les images mentales.
Les poètes du Proche-Orient ont inspirés ceux du monde entier. Ils n’apportent pas seulement l’inspiration, ils dévoilent par la perfection de leur art les caractéristiques de la poésie. L’imaginal est un de ces savoirs faire du poète quel que soit son origine. L’imaginal a une dimension universelle qui a permis sa conceptualisation grâce aux grands maîtres de l’art poétique qui ont existés en Orient.
La poésie de Simonne Roumeur utilise l’imaginal pour décrire la prise de conscience de certaines angoisses psychiques. Donc apparaissent dans l’œuvre de Simonne Roumeur une description des archétypes de la psychologie, la reconnaissance d’un visage psychique qui lui est propre mais qui révèle les plis universels de l’humanité ; une heuristique poétique que je rapprocherais de l’imaginal. Mais l’imaginal de Simonne Roumeur est tinté du « matérialisme magique » de Suzanne Besson une artiste surréaliste habitant au Relecq-Kerhuon dans les années 70. Le matérialisme magique est la révolution permanente de l‘imaginaire, la praxis cosmique des combinatoires au cœur de la matière, sources qui offrent l’espérance d’un progrès et d’un devenir dans une créativité à même la matière. Simonne Roumeur se contente de préserver la fragilité de sa vie aux travers des maladies l’intoxication et ensuite le cancer. Mais elle partage avec le matérialisme magique la volonté de transfiguration du monde. La révolte et l’enthousiasme passent par l’émotion contre le sordide de la réalité. Le retournement qu’elle crée va de l’angoisse à la joie. La démarche de Simonne Roumeur s’inscrit dans un contexte contemporain qui n’est plus celui d’une adhésion totale au pouvoir de la science et de la technique. La démarche de Simonne Roumeur est celle du souci de la préservation de sa vie.
Les œuvres peintes de Simonne Roumeur permettent la connaissance des angoisses et des joies qui font la vie. L’inquiétude, la nécessité de s’imposer dans le milieu familiale et social, les étapes de l’adolescence, l’audace de s’exprimer en société, d’écrire, de peindre, de dévoiler le pli artistique, l’effort pour l’indépendance, la lutte contre la maladie, le drame d’être une femme, les joies d’être une mère, le plaisir de la danse, en cela chacun peut se reconnaitre et découvrir que ces questions sont normales et se présentent pour tous dans les étapes de la vie. Les chemins de Simonne Roumeur sont communs à chacun. La reconnaissance de la dimension archétypale de nos angoisses aide à la prise de conscience de nos émotions et permet de les dominer afin d’éviter les approches fatalistes de la commune tendance naturelle ou des pulsions. L’œuvre de Simonne Roumeur est un bon outil.
Une fois reconnue la dimension universelle de la connaissance à laquelle l’heuristique imaginale de Simonne Roumeur nous permet d’accéder, la question des antécédent familiaux se pose moins lourdement. L’hérédité n’est pas l’origine de toutes nos inquiétudes, de toutes nos fragilités, mais cette origine est liée à notre humanité. Ce que la psychologie décrit ce n’est pas les défauts de notre famille mais les fragilités de notre humanité. Simonne Roumeur montre dans Atelier chapelle et dans l’ensemble de son travail que volonté, liberté et fraternité sont un bon contrepoids au mythe de l’homme parfait.
[1]S. Loaec Roumeur, Atelier chapelle, 413, 11 01 2004.
[2]Le solipsisme : un idéalisme qui considère le sujet pensant dans une seule réalité. La subjectivité y est considérée dans une existence unique vers une réalité unique. La connaissance est universelle mais la pensée rationnelle subjective qui éclaire le réel en réalité dans la prise de conscience laisse la personne seule dans l’isolement de sa rationalisation, la solitude.
[3]Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, Paris : P.U.F., p. 48.
[4]Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, Paris : P.U.F., p. 48.
[5]Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, Paris : P.U.F., p. 40.
[6]Internet : Conscient, inconscient, préconscient, subconscient – formation pour Infirmier de Secteur Psychiatrique – Cours et schémas présentés par D. Giffard.
[7]Henry Corbin est le traducteur de Sohravardi.