comme présence de la divinité jusque dans le dernier ciel matériel et sensible. La flamme n’est pas un flambeau au symbolisme puissant et ronflant. « La flamme n’est plus un objet de perception elle est devenue un objet philosophique. […] La flamme est pour lui un monde tendu vers un devenir. Le rêveur y voit sont propre être et son propre devenir, […] Ainsi le philosophe peut tout rêver – violence et paix – quand il rêve au monde devant la chandelle »[1] Du rouge au blanc, les ailes de Gabriel inspirent Sohravardi[2]. Dans le feu de la matière la petite flamme de la sagesse se dresse rouge près de la matière et blanche avant de perdre ses fumées dans l’obscurité.
Le message du Gorgias n’est pas une interrogation sur la rhétorique, mais sur le mauvais usage qu’il peut en être fait. Platon craint la rhétorique qui persuade au lieu de transmettre le savoir. Il voit là un risque pour la liberté de l’âme et la République. Il dénonce, dans le Gorgias, la dérégulation du personnage de Calliclès, qui ne se préoccupe pas des autres. « Et notre âme ? Sera-t-elle bonne si elle est déréglée, ou si elle est réglée et ordonnée ? »[3]. Ce que Platon dénonce est l’amoralité de Calliclès et de ceux qui dirigent la cité en ne se conformant qu’aux pulsions de la Nature déifiée, sans respect des lois et dans le mépris des faibles. Ce que Calliclès méprise est la sagesse de la République au profit de la force. Le respect des dieux, et non la Nature, assure la justesse des lois et le souci de la Cité. « […]Á ce qu’assurent les doctes, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nom de cosmos, d’arrangement, et non de dérangement non plus que de dérèglement »[4]. Le Gorgias se termine par un monologue sur les silencieux qui n’ont pas la liberté de s’exprimer, et les morts. Leur présence résonante établit la conscience. Et si Platon avait eu ce mot « conscience », il l’aurait utilisé ici. Mais comme il lui manquait, Platon nous donne une description de l’utile conscience. Dans le Gorgias, l’image de l’homme mort, nu, qui juge, est le vertueux souvent silencieux qui n’a pas peur de sa nudité car il n’a rien à cacher, l’image de la conscience soucieuse de vérité. Tous ceux qui meurent sur la route constituent le jugement des morts. Ils jugent la nécessité d’une conduite charitable aux plus lents, âgés, fatigués ou en possession d’un véhicule plus lourd ou lent à freiner, les plus jeunes qui doublent sans bien calculer les distances… Les morts de notre conscience sont aussi les enfants, les passagers, les piétons, toute cette population innocente perdue dans les chocs des machines. Ce sont eux qui nous jugent. « […] le juge devra, lui aussi, avoir été mis à nu et être un mort, qui, avec sa seule âme, est spectateur d’une âme pareillement seule, celle de chacun, à l’instant où il vient de mourir : un mort qui est isolé de toute sa parenté et qui a laissé sur la terre tout ce dont il se parait ; condition indispensable à la justice de sa décision »[5]. Les propos du Gorgias posent la problématique de la violence. Comment éviter les comportements violents dans les affaires publiques ? Comment éviter les discours qui détruisent l’âme ? L’art oratoire ne concerne pas tous les discours, il existe pour que la souveraineté se réalise par la parole. Mais la parole se rapporte à quoi ? demande Platon. La réponse est la sagesse dont se moque Calliclès. « Quelle sagesse pourtant est-ce là, Socrate ? un art qui, une fois qu’il a mis la main sur un homme bien doué naturellement, l’a rendu pire ? l’a rendu aussi impuissant à s’assister lui-même […] ? exposé à être, par ses ennemis, dépouillé de tout ce qu’il possède ? à tout bonnement vivre méprisé dans son pays ? Un tel homme (s’il n’est pas un peu trop énergique de s’exprimer ainsi !), il est permis de le frapper à la joue sans avoir à en répondre ! »[6]Comment éviter Calliclès, celui qui frappe et considère la sagesse comme un enfantillage ? Et Jésus fait-il référence à Platon et au Gorgias, aux principes de la justice, quand il répond à Anne avant de passer devant le Sanhédrin ? « Quand il eut dit cela, un des huissiers, qui était à côté de lui, donna un soufflet à Jésus, disant : Est-ce ainsi que tu réponds au souverain sacrificateur ? Jésus lui répondit : si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai dit de mal ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? »[7]. Alors Jésus est déféré devant le Sanhédrin. La justice ne se conforme pas à la loi du plus fort politiquement, socialement, en richesses ou autres. Même quand ils ont agi selon la plus grande des injustices, les hommes ont tenté de ne pas agir comme Calliclès contre la sagesse. La loi vient du désir d’amour présent en l’homme par la proximité avec les dieux. Platon le savait déjà, l’homme doit fuir l’incontinence et chercher la sagesse. Et il décrit l’homme sage comme celui qui « fait les choses qui conviennent aussi bien à l’égard des Dieux qu’à l’égard des hommes »[8]. F.T. Marinetti avait-il lu Platon et se servait-il du personnage de Calliclès pour lutter contre la démocratie et les intérêts communs de la République ? « […] nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas de gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing »[9]. Ou encore : « Bientôt viendra le moment où nous ne pourrons plus nous contenter de défendre nos idées par des gifles et des coups de poing, et nous devrons inaugurer l’attentat au nom de la pensée… »[10]La laideur du discours de Marinetti oblige à ne pas tout citer. « Qui peut affirmer qu’un homme fort ne respire beaucoup mieux, ne mange beaucoup mieux, ne dorme beaucoup mieux que d’habitude après avoir giflé et terrassé son ennemi ? »[11]
Comment plus de deux mille quatre cents ans après Platon avons-nous pu supporter de tels discours qui flattent nos pulsions les plus viles et y conformer nos esprits dans les années 30 et même encore aujourd’hui ? Une des conséquences les plus immédiates du manque de souci des autres est la pauvreté spirituelle autant que matérielle. Car l’une ne découle pas de l’autre, elles apparaissent ensemble. Les films Erwin Wagenhofer, Let’s make money, 2008 et Charles Ferguson, Inside Job, 2008 décrivent le mépris des financiers pour une main-d’œuvre peu coûteuse qui doit avoir conscience que toute avancée sociale la plongerait dans le chômage et la faim. Ces films dénoncent aussi les guerres organisées à des fins économiques. Selon le site diplomatie.gouv.fr[12],la Corée du Nord est confrontée à des pénuries alimentaires. La dette de la Corée du Nord est importante. Depuis toujours la diplomatie américaine fait pression pour imposer plus de liberté d’expression et d’entreprise aux Nord-Coréens. Pour lutter contre une éventuelle démocratisation, dramatiser le débat dans la violence, la dictature de Corée du Nord mène une politique d’essais nucléaires. Ces initiatives inquiètent les démocraties qui ne désirent pas reprendre leurs essais nucléaires mais qui pourraient se trouver contraintes de se défendre. Le temps prouve encore et encore combien Socrate avait raison de dévoiler Calliclès pour lutter contre les tyrannies. Le personnage de Calliclès a éteint les démocraties grecques et menace nos démocraties peu soucieuses des droits, mais surtout peu soucieuses d’un art oratoire qui forme les âmes, d’une doxa favorable à un pouvoir démocratique, la sagesse étant considérée comme une faiblesse et un archaïsme. Contre toutes sagesses, l’humanité est reconnue dans ses perfections matérielles et niée dans ses fragilités. La sagesse est aussi la force du stoïcisme de vivre dans le respect de l’autre, sans nier son identité. Réduire la sagesse à une faiblesse est une erreur. « L’épaisseur du corps »[13]est importante. Mais de quel corps s’agit-il dans cette réflexion de Gilles Deleuze sur le stoïcisme ? Il s’agit des richesses de la forge où viennent rebondir les substances relationnelles en résonances multiples. Il s’agit de tous les plis de l’humanité du corps physique de la personne, mais aussi de ces corps par lesquels se rencontrent nos sociétés. Ces corps ont des dimensions qui se croisent et se juxtaposent dans des espaces politiques, religieux, confessionnels, professionnels, culturels, amicaux. Ce sont autant de cercles, autant de corps pour engager des dialogues et se croiser dans le cœur même de la personne, qu’elle soit physique ou morale.
La voiture implique des accidents. Machine et humanité dévoilent la fragilité de l’humanité devant l’automatisation de la machine, le décuplement des forces qu’elle permet. La machine est symbole de perfection, de répétition, de normalité. En regardant le jeune aurige, deux fois vainqueur des jeux pythiques, la perfection de son corps, il serait dangereux de ne pas se souvenir que ces fêtes étaient célébrées en l’honneur d’Apollon à Delphes. Les Grecs avaient d’autres dieux comme Zeus, honorés lors des jeux Olympiques : Dionysos dieu du vin, Hadès dieu des enfers, Cronos qui mangeait ses enfants par peur d’être détrôné par l’un de ses fils, Rhéa qui se cache de Cronos pour accoucher de Zeus, les dieux de l’amour Aphrodite, Eros, Psyché et bien d’autres encore qui montrent que le culte des Grecs ne se réduisait pas à la perfection, mais avait aussi à voir avec les douleurs, angoisses et plaisirs de l’humanité. Ces Dieux constituaient la connaissance du cheval impétueux et permettaient de ne pas le rejeter mais de le diriger sévèrement dans tous les ciels[14]. Les accidents de la route font des victimes et chaque fois se pose la question de la responsabilité en termes juridiques. « La responsabilité du fait des choses n’est donc pas purement causale ; elle suppose toujours un jugement de valeur dont les éléments seront apportés soit par la victime (preuve du rôle actif), soit par le gardien (preuve de la cause étrangère). »[15]« Dire que le gardien sera responsable parce-que sa chose est créatrice d’un risque ne justifie rien en soi car l’activité de la victime est également source de risque »[16]. Dans le cas du viol ou du meurtre, il y a volonté de nuire, mais l’activité de la femme ou de la victime peut aussi parfois avoir été provocatrice ! Ce n’est évidemment pas toujours vrai… Dans le cas de l’accident de voiture, le conducteur est responsable, par son choix, d’utiliser une machine. Il est important, donc, qu’il la conduise dans le respect de ceux qui se déplacent en dehors de la carapace d’un engin et des passagers dont il a la responsabilité. Les circonstances peuvent montrer un comportement anormal de la victime, erreur de conduite, ou comportement dangereux. Dans ce contexte, le livre dénonce la « responsabilité d’anormalité »[17]comme n’étant pas prise en compte après avoir mis en place la dette d’anormalité[18]. Mais, sur la question, Jean-Christophe Saint Pau n’est pas clair. Il joint les cas où la victime n’a pas d’assurance. Et dans ces cas, la victime est indemnisée au titre de victime par celui qui a une assurance. Donc si un enfant jailli brutalement d’un porche et se jette sur une voiture, le conducteur indemnise la victime à titre de civilité ; l’enfant pourtant n’aura pas respecté la règle de traverser la route en marchant dans les espaces réservés à cet effet. Or, ce cas ne concerne pas la dette d’anormalité car il concerne la lourde question de ceux qui vivent et roulent sans assurance et, dans le cas de l’enfant de la responsabilité civile. Dans la plupart des cas, la faute de ne pas avoir d’assurance est considérée comme très grave. Il existe quelques cas sans assurance pour ce qui concerne des piétons. Et dans ce cas, ils seraient pris en charge par l’assurance du conducteur de la voiture qui leur cause un dommage. Ces cas ne sont pas une question d’anormalité mais de protection civile. L’anormalité relève de la responsabilité civile, de la responsabilité de la communauté de prendre en charge la dimension d’humanité de chacun avec ses défaillances, ses différences, ses limites. A propos de l’affaire Perruche, Christophe Radé écrit : « Voilà sans doute qui explique la résurgence du fantasme d’enfants, s’estimant mal nés et engageant des poursuites contre leurs propres parents, ou d’une société française en plein déclin qui encourageait les parents à ne pas avoir d’enfants, ou pire, à s’en débarrasser, plutôt que de leur donner les moyens de les élever sereinement »[19]. Ce que défend Christophe Radé est le droit de garder son enfant handicapé dans de bonnes conditions avec l’aide affectueuse de l’ensemble de la société. Il n’omet pas, tout en gardant la réserve que lui impose sa profession de servir la loi, de noter la difficulté de conscience que peut provoquer l’avortement pour anormalité. Je pose alors la question : l’avortement est-il devenu une euthanasie ? La loi aurait-elle un effet pervers d’eugénisme ? Le choix de la famille de garder son enfant en cas de handicap lourd engage l’ensemble de la société civile et la solidarité sociale. Le suivi médical est coûteux et les familles ne peuvent pas ou rarement s’offrir les soins, opération ou assistance quotidienne. L’article Responsabilité civile et anormalité[20]de Jean-Christophe Saint-Pau ne répond pas à cette question, mais suggère une responsabilité d’anormalité inspirée, selon moi, par l’usage de l’avortement en cas de détection de maladie génétique. Le livre Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps montre l’effet normalisant des lois. L’acte d’avorter est devenu courant, provoquant une pression et une solidarité diminuée auprès des familles d’handicapés. Ce qui fait écrire à Christophe Radé : « Ce qui justifie la responsabilité du gardien, c’est un double jugement de valeur : le risque créé par la chose est anormal ; le risque créé par la victime est normal. La justice impose alors d’attribuer une dette de réparation au gardien »[21]. Le cas où la victime a des gestes anormaux, comme l’enfant encore trop jeune pour dominer totalement sa vivacité, n’est pas décrit car il relève de la complexité du jugement entre le risque, les responsabilités individuelles, civiles, la solidarité sociale. L’homme est le gardien de l’être. Comme sur la frise du Parthénon[22], la procession ne se fait pas sans le regard attentif de ceux qui surveillent l’avancée. Où est l’anormalité d’un trisomique ? En jugement de valeur, elle est certainement dans son manque d’indépendance ? Qui oserait dire qu’il ne dépend pas des autres ? La valeur représente tout ce que l’humanité intolérante mesure à partir de son monde, trop matériel et orgueilleux, de réussite et de courage.
La réflexion de Christian Lapoyade-Deschamps touche une difficulté éthique et morale induite par l'affaire de la loi Perruche. La défense des victimes et des plus faibles, des silencieux est de plus en plus difficile et je crains que Christian Lapoyade-Deschamps ait laissé une œuvre trop tôt inachevée à propos de l'accident dans la violence du contexte contemporain. J’aimerais connaître ses positions sur l’anormalité dans le cercle familial ou amical où les conclusions et les axes d’une pensée se dévoilent avant leur démonstration ou mise en œuvre publique. L’accident a arrêté sa vie. L’hommage qui lui est rendu post-mortem montre la libre interprétation de ses élèves instruits de la matrice ouverte et heuristique de son cours. Son œuvre est restée trop tôt inachevée, sachant bien que toute œuvre reste inachevée et fragile, car humaine. Certains objectifs ou certaines causes ne se réalisent qu’avec beaucoup de temps et de travail. L’entourage peut porter certains objectifs, dans la discrétion et la patience, des relations familiales ou amicales.
La vitesse en voiture est devenue un délit grave. L’évolution de la vitesse montre que son usage[23]s’est reporté sur les trains et les avions. Ces derniers permettent de se déplacer plus loin et plus rapidement que l’automobile. La régulation de la circulation passe par le respect du code de la route. L’évolution de la vitesse est liée à un usage plus large de l’automobile qui implique un plus grand souci de l’autre et augmente l’importance du code. Les machines ont ouvert de nouveaux réseaux dans les relations humaines, impliquant la mise en place de nouveaux codes, comme celui de la route, nécessaires à la régulation de la vie sociale : les codes et réglementations sanitaires aux descentes et montées dans les avions ou bateaux pour limiter la propagation de certaines maladies ou certaines espèces. Le code sert les relations des êtres vivants aussi bien animaux qu’humains et même entre les animaux et les hommes. Au-delà du code, l’accident pose le problème de la violence. Avec Julien Benda, il apparaît dans cette réflexion qu’un des principaux freins à l’Europe[24]démocratique est le nationalisme des clercs. Julien Benda était d’origine juive et il dénonçait, par l’expression « trahison des clercs », le racisme des populations et le refus de l’effort de dialogue avec des cultures différentes, le pessimisme des clercs. Ce nationalisme est teinté de populisme dans le sens où il ne favorise pas les relations dans la connaissance de nos identités démocratiques et de l’histoire des origines des institutions publiques ; dans la connaissance de l’autre, car il se contente de demander le retrait politique des clercs ! Devant cette conclusion hâtive du retrait, F.T.Marinetti donne la réponse excessive et non laborieuse, sur la terre intellectuelle, de la violence, en s’imposant par la gifle et le sang. De ces positions, on connaît le prix exorbitant payé par l’humanité. L’accident rappelle nos responsabilités sociales sur la dépendance et les soucis mutuels qui unissent les hommes entre eux. L’anormalité rappelle que la substance qui permet aux sociétés de faire corps dans des liens solides et forts a pour origine la fragilité de notre humanité, la fragilité de la divinité. Dans l’accident, il n’y a pas de dette d’anormalité, mais une substance de différence dans l’identité forte de la reconnaissance de notre richesse naturelle, génétique et de notre richesse spirituelle acquise. A la surface de ces rencontres se construisent des codes, des règles qui permettent à chacun de se respecter et surtout de se former dans son identité, autant que dans celle des autres. Les discours de Marinetti rappellent que la rhétorique, la forme poétique ne peuvent se passer de la sagesse afin de garantir la vérité. Le discours, selon Platon, ne peut se passer des liens entre la rhétorique et la raison, porte de la sagesse. Il commence par l’amour des hommes et des dieux. Les bégaiements de la vérité tremblent pour « unir la morale du « petit monde » à une moralité majestueuse de l’univers »[25]. Le discours ne peut se passer de la philosophie, amour de la sagesse en grec. La place éducative du discours adressé au peuple donne au clerc un rôle à jouer quelle que soit l’institution qu’il représente. La métaphore de l’Aurige de Platon désigne la responsabilité éducative du pli politique et la nécessité d’être bien formé dans l’amour de la sagesse et des virtualités qu’elle ouvre à la responsabilité démocratique de chacun.
Derrière l’étoile noire de Filippo Tommaso Marinetti, se cache un désir de dénoncer la démarche intellectuelle de Julien Benda : La Trahison des Clercs. Le manifeste Tuons le Clair de Lune est une critique de la démarche romantique du messianisme, du savant isolé, telle que la prônait Julien Brenda. Aux excès de Juliens Benda, Marinetti va opposer d’autres dérives au lieu de rechercher une sagesse.
Le mouvement futuriste s’exprime au travers de F. T. Marinetti qui en a écrit le manifeste et pose le problème du fascisme et ses textes violents. Cette violence a contribué à ralentir la réflexion sur la machine qui pourtant occupe depuis quelques générations déjà notre quotidien. La question de la machine est abordée largement par le futurisme italien et capitaliste.
La machine est une réponse de l’animus[26]pour agrandir l’anima[27]. Marinetti, dans son manifeste, chasse la femme protectrice, symbole de l’âme et de la conscience. Et ce vide créé, il y met la machine. Déjà au moyen-âge, les textes poétiques et l’enseignement d’Avicenne[28]ou de Sohravardi décrivaient les plis de l’âme ou ses différents ciels et l’importance de n’en négliger aucun. Or Marinetti rejette le pli féminin qu’il associe au romantisme. Le manifeste de Marinetti est une recherche d’énergie, dans la guerre, la machine, l‘homme multiplié. Le texte datant de 1909, il est le témoin de l’orgueil qui a conduit à la guerre de 14-18. Le futurisme s’associe à la mise en place de la relativité, des premières prises de conscience de la non localisation de la matière. L’intérêt pour le mouvement, la dynamique, la vitesse exprime les découvertes alors récentes de 1905. La connaissance acquise dans ces domaines a besoin de conscience dans l’amour[29].
La remise en question du futurisme ne peut-être totale. Il existe des œuvres qui laissent entrevoir les dangers de la dynamique de l’homme qui marche[30]sans connaissances. De 1910, L’éveil de la ville[31]manifeste de cette intuition car l’énorme cheval qui occupe le centre de l’œuvre annonce la révolte de la nature sur la frénésie de construction des hommes. Intuition inconsciente, la bête semble se retourner contre l’homme annonçant les malheurs prochains de la guerre et la mort du peintre, Umberto Boccioni, dans un accident de cheval en 1916 au cours de manœuvres militaires. Un peu comme Picasso avant d’adhérer au cubisme analytique en fait la critique dans Les demoiselles d’Avignon : ils ont oublié l’amour comme ils auraient oublié le vin dans un dîner. Les demoiselles d’Avignon sont les femmes d’un bordel car l’analyse sans amour est dangereuse, comme la sexualité sans amour, comme l’énergie sans sagesse. Voilà ce que dit Picasso en 1907 dans son œuvre très célèbre dont le message remonte à Platon[32]. L’œuvre d’Umberto Boccioni L’Éveil de la ville est moins célèbre mais elle critique le futurisme et rappelle à l’homme contemporain le respect des sources et des substances, des réserves humaines, biologiques, énergétiques.
Le défaut de Marinetti n’est pas d’aimer la vitesse mais de l’aimer contre tout, tout rejeter pour elle. Il sort la vie de ses multiplicités et la réduit à la performance technologique. Pour tourner cette page qui dissociait la connaissance et le rapport à la matière, il faudra qu’en 1953, G. Bachelard enseigne le « matérialisme instruit »[33]. La connaissance des particules et atomes a permis la mise en place du tableau de Mendeleïev. La combinatoire des particules élémentaires en nombre limité a remplacé la substance ou mieux la détermine dans une grammaire aux combinaisons infinies. Cette grammaire se décline à l’échelle humaine. Le nombre déterminé d’éléments met la substance à la dimension de notre pensée. La nature n’écrase plus l’homme. Une maturité nouvelle rend l’homme responsable de son milieu. A l’époque de Marinetti, où la psychologie émerge dans les sciences, notre auteur cède aux pulsions les plus primitives et nie la vision des impressionnistes qui, à la suite de Goethe, s’intéressent à la lumière et au nombre limité des longueurs d’onde qui composent la lumière blanche.
F. T. Marinetti méprise les savants et les bibliothèques, mais roule sur la science de la galvanisation du caoutchouc que Goodyear a si laborieusement mise au point en 1831, au prix de la vie même de ses enfants. Confort infiniment méprisable face au scandale !
Son premier manifeste constitue un éloge de la vitesse avec l’élégance et la violence des mots d’un mondain, une baudruche dont on rêve de crever les excès. L’esthétique de la déraison est finalement un oxymore sans vertus et sans possibilités. L’esthétique est la science qui cherche à associer raison et art sans y parvenir car l’humilité guide les jeunes gens et les ingénieurs dans leurs études beaucoup plus que « le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas de gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing »[34]. La fragilité de leur réflexion est possible dans le respect du travail.
[1] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, P.U.F., 1996, p.33.
[2] Sohravardî, récit de l’archange empourpré, in L’archange empourpré, traduction Henry Corbin, Paris : Fayard, p. 203 « Une simple lampe fait apparaître la même vertu ; en bas, la flamme est blanche ; en haut, elle tourne en fumée noire ; à mi-hauteur, elle apparaît rougeoyante. Et mainte autre analogie ou similitude serait à citer en exemple de cette loi ! ».
[3] Platon, Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, traduction : Émile Chambry, Flammarion, 1967, p. 256, 504 b. Cette traduction permet de faire le rapprochement avec la dérèglementation qui touche la finance au détriment du monde du travail.
[4] Platon, Gorgias, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, t. 1, 1950, p. 461.
[5] Platon, Œuvres complètes, Gallimard, 1950, tome I, 523d, p. 484.
[6] Platon,Œuvres complètes, Gallimard, 1950, tome I, 486b, p. 430.
[7] Jean, 18 22-23.
[8] Platon,Œuvres complètes, Gallimard, 1950, tome I, 486b, p. 460.
[9] Marinetti, Le futurisme, l’Age d’Homme, Lausanne : 1980, p. 152.
[10] Marinetti, Le futurisme, p. 126.
[11] Marinetti, Le futurisme, p. 102.
[12] Internet site : diplomatie.gouv.fr. consulté le 8 04 2013.
[13] Gilles Deleuze, Logique du sens, pp. 14-15 déjà cité ici p. 5.
[14] Platon, Phèdre, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, TII, p. 46 .
[15] Jean-Christophe Saint-Pau, Responsabilité civile et anormalité, Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2003 p. 252.
[16] Jean-Christophe Saint-Pau, Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2003 p. 252.
[17] Jean-Christophe Saint Pau, Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2003 p. 253.
[18] Christophe Radé in Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2003 p. 242.
[19] Christophe Radé, Retour sur le phénomène Perruche in Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2003 p. 235.
[20] Jean-Christophe Saint-Pau, Responsabilité civile et anormalité, Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2003.
[21] Étude à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 252.
[22] Phidias, Frise du Parthénon, représentant la fête nationale des Pan Athénées, de style sévère. La plupart des personnages vont de la droite vers la gauche, comme dans la plaque VIII de la frise sud, Procession des jeunes filles, Londres : British Museum. Mais certains personnages font face au mouvement comme dans la Plaque dite des Ergastines, fragment de la frise est du Parthénon, Paris : Musée du Louvre.
[23]La vitesse est possible dans la mesure où son usage est adapté à la conception de la machine et à la sécurité des passagers. Cela constitue la responsabilité du conducteur ou du pilote vis-à-vis des ses passagers et riverains.
[24] L’Europe se confronte aux nationalismes sur son territoire mais également dans les relations internationales. Le manque de connaissances, le repliement culturel ou religieux et l’autarcie des pays rendent les populations peureuses et intolérantes. Or, la connaissance est comparée : elle n’existe pas pour elle-même mais pour l’autre et le partage.
[25] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, P.U.F., 1996, p.32. Le petit monde est le premier ciel binaire de l’être et du non-être, des mesures de la macro physique et de la politique. La morale de l’univers respecte les incommensurables.
[26] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris : P.U.F., pp. 16-19 ; 48 et suivantes.
[27] Anima : concept inventé par Carl Gustav Jung pour décrire un aspect de l’âme qu’il oppose à l’animus. Les mains féminines et masculines sont présentes dans notre rapport au monde. La pensée contemporaine reprendra le modèle en l’élargissant du binaire au multiple, notamment avec Gilles Deleuze, et aussi dans la psychologie contemporaine.
[28] Henry Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Verdier, 1999, p. 358-361 : « Il faut savoir que l’accès de ce par quoi la Connaissance est produite en nous et ce par quoi notre âme devient sachante, commence par la voie des sens ; tant que nous ne percevons pas les choses sensibles […] la Connaissance est hors de notre atteinte ». L’important est que tu montes tes facultés et que ce ne soit pas tes facultés qui te prennent pour monture.
[29] Amour : agir dans le souci de garder l’unité.
[30] Umberto Boccioni, formes uniques dans la continuité de l’espace, Museum of modern art, New-york, 1913.
[31] Umberto Boccioni, L’Éveil de la ville, Musée d’art moderne de New-York, 1910.
[32] Platon, Le Banquet, 205e :« […] c’est qu’il n’est d’amour ni de la moitié ni du tout, à moins par hasard que ce soit mon ami une bonne chose, car les gens acceptent de se faire couper les mains et les pieds, quand ces parties d’eux-mêmes leur semblent mauvaises. » 206c « L’union de l’homme et de la femme permet l’enfantement ». L’amour est un acte qui permet l’union des parties et de là la procréation, le don.
[33] Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris : PUF, 2000, p. 80.
[34]F.T. Marinetti, Le futurisme, Lausanne : l’âge d’homme, 1980, p. 152.